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De briques et de Brooklyn

Je vais commencer mon histoire en vous racontant comment un autre type raconte les siennes. Ce que fait Timothy Brook mérite d’être évoqué car il développe une approche tout à fait singulière des faits historiques. Son point de départ ce sont les détails, ceux nés du pinceau de maîtres tels que Vermeer ou Van Der Burch sur des tableaux du 17ème siècle. Là où nous voyons de simples pièces de monnaies, tapis et porcelaines, l’historien canadien y décèle pour sa part des « portes à ouvrir » pour découvrir et comprendre le monde du XVIIe qui constitue, comme le titre de son ouvrage l’indique, l’aube d’une mondialisation. La touche « référence à des livres non lus » s’arrête là.


Je n’ai pas l’ambition de me placer dans le sillage de Brook, ni même de m’inventer une stature de chercheur. Non, simplement lorsqu’en rentrant de mon voyage à NY (effectué en 2014) j’ai scotché sur une photo que j’avais pu prendre lors d’une matinée glaciale à Brooklyn je me suis dit qu’il y avait certainement matière à dépasser le simple cadre de ce cliché. En observant l’image en elle-même on n’y décèle pas une force irrésistible. C’est en fin de compte presque égoïste de ma part mais j’étais presque le seul à pouvoir saisir la force du signal qui émanait de cette photo. J’avais pu voir moi, le lieu où se tenait le mur de brique support de ce message éphémère : « Beauty is but a slow decay, even this shall pass away… Save Domino, Save Brooklyn » ponctué d’un énigmatique « BD.White » en guise de signature. J’avais pu voir cet ensemble de milliers de blocs orange salis par le temps, jonché de carreaux brisés, jurer avec la skyline lumineuse qui constitue l’image carte postale de Manhattan. J’avais pu ressentir la force de cette énorme friche industrielle qui avait encore l’audace de couper le Brooklyn devenu à la mode et résidentiel des bords de l’East River. En résumé j’ai ressenti un truc. Et si j’ai pris le soin de mentionner T.Brook en intro c’est pas gratuit, pas non plus pour me faire mousser mais bien pour partager un truc que j’ai vraiment trouvé digne d’intérêt au fil de mes recherches.


> Capture d'écran Google Street View : Au 1er plan en bas à droite la Domino factory à côté du Williamsburg Bridge. Au second plan Manhattan.

GRAND PONT, SERGIO LEONE ET PISTACHE


Commençons par le commencement. Il fait toujours froid. Appareil photo en mains j’arpente les rues du quartier branché de Williamsburg où la barbe hipster fait autant partie du paysage que le street-art. Ne nous y trompons pas, mon objectif et moi avons orienté le focus sur la seconde option. L’œil à l’affût, au gré des graphs et collages, je quitte progressivement les rues les plus passantes pour me rapprocher de l’East River. Sans réellement m’en rendre compte je finis par mettre les pieds dans les restes d’une zone industrielle qui se présentent comme un terrain tout à fait fertile aux coups de bombes aérosols. Pour vous mettre un peu au parfum du lieu il y a deux ingrédients qui s’imposent. Premièrement la capture d’écran du Google Street View qui, avec l’inclinaison, montre clairement la position littorale de la friche et sa proximité avec le Williamsburg Bridge, long de 2,2km, inauguré en 1903 et beaucoup moins photogénique que son aîné et homologue le Brooklyn Bridge. Ensuite il faut convoquer un brin d’imagination. Fermer les yeux et se laisser transporter vers un Brooklyn version Sergio Leone dans « Il était une fois en Amérique », un Brooklyn ouvrier, un Brooklyn fait de briques, de fumées, de crasse, un Brooklyn qui n’est pas autre chose que l’espace tout désigné pour accueillir les usines rejetées par un Lower Manhattan déjà corps et âme tourné vers l’économie tertiaire. En fait, un Brooklyn qui est en train de ne plus exister.


C’est donc là, à la croisée de la Kent Avenue et de la 5th Street, que je tombe sur ce fond vert pistache qui contraste avec la brique originelle. Ca y est, je tiens ma « porte à ouvrir » comme dirait T.Brook. Les pochoirs utilisés ont donné forme à une composition, où, derrière la silhouette d’une frêle jeune fille on distingue l’imposant bâtiment de briques. A côté de cette image s’exprime sur quatre lignes une graphie soignée. On peut lire : « Beauty is but a slow decay, even this shall pass away… Save Domino, Save Brooklyn ». Comprenez « La beauté n’est qu’une lente décrépitude, même elle est vouée à disparaître… Sauvons Domino, Sauvons Brooklyn ».


CANNES A SUCRE, MIGRANTS ALLEMANDS ET PIQUET DE GREVE


Pour être tout à fait honnête, sur le coup, je n’ai pas saisi toute la portée du message. Il faut dire aussi que les guides touristiques édités sur New-York sont assez peu branchés friches industrielles. Ce n’est qu’une fois de retour en France, après avoir eu cette photo sous les yeux, que j’ai pu approfondir le sujet. Mes recherches m’ont donc conduit en quelques clics sur les traces de la « Domino Sugar ».


L’histoire débute en 1816 lorsque les frères Havemeyers, Frederick et William, immigrés allemands, s’établissent à Manhattan. La famille Havemeyers prend progressivement racines et joue la carte du commerce sucrier. Initialement installées sur l’île de Manhattan, les activités lucratives de la famille vont s’établir à partir de 1857 de l’autre côté de l’East River, à Brooklyn, plus précisément au niveau du waterfront (le front d’eau) de Williamsburg qui attire alors de plus en plus d’industries. Il faut dire que cette nouvelle localisation offre un certain nombre d’avantages : plus grande emprise foncière, connexion aisée des bateaux vers les pays fournisseurs, rapidité et aménagement des infrastructures pour le déchargement de la canne à sucre. La « Havemeyers & Elder » raffinerie entre alors en compétition avec d’autres raffineries, plus petites, venues elles aussi se faire une place de choix sur les rives de l’East River. Mais le combat va tourner court et David n’aura pas raison de Goliath. La « Havemeyer Corporation » fait en sorte de racheter une à une les petites concurrentes si bien qu’elle termine assez vite par obtenir le monopole du raffinage du sucre sur les rives de l’East River et plus globalement à New-York. Le ballet de navires acheminant depuis les Caraïbes, ou même parfois l’Inde, la canne à sucre vers ce qui est devenu l’American Sugar Refining Company est incessant. Pour la statistique, on estime qu’en 1870 plus de la moitié du sucre consommé dans le pays avait été raffiné et conditionné entre les murs de ce qui allait s’appeler au début du XXe siècle, à l’initiative d’Henry Havemeyers (1847-1907), la Domino factory. Au sommet de sa gloire la raffinerie avait pu employer quelques 4 000 ouvriers et raffinait par jour plus de 1 000 tonnes de sucre. Malgré sa destruction lors d’un incendie en 1882, remise sur pieds un an après, elle continua de prospérer et ne cessa définitivement de fonctionner qu’en 2004.


Outre le nom « Havemeyers » que porte aujourd’hui une rue du quartier, reste de cela cette raffinerie, massive, toute de briques vêtue, posée là, stoïque. Et puis des Hommes aussi, avec un grand H. Robert Shelton a été de ceux qui ont donné de leur personne dans la Domino factory. Pendant vingt ans il a pointé chaque matin à l’entrée de l’usine son numéro 2737-42, ancré bien plus solidement dans son esprit que le code de sa carte bancaire. Pendant vingt ans il a tutoyé la chaleur des fours et les pressions patronales du fait de son engagement syndical. Mais ce labeur lui a permis, après épargne, de s’acheter une voiture et d’emménager avec sa famille dans un logement confortable. Pour Robert Shelton les bénéfices n’ont pas été que matériels. Avec son emploi dans la Domino factory, il a eu l’opportunité de lier des amitiés avec des individus de tous horizons : des Afro-Américains, des Polonais, des Italiens et des migrants venus des Caraïbes partager son labeur. Il a aussi, avec ses camarades, été de ce que le Times nomme « la plus grande grève de l’histoire de New-York ». Celle qui en juin 1999 a vu les 286 travailleurs syndiqués de la Domino factory enclencher un véritable bras de fer de près 20 mois contre « Tate & Lyle », la société multinationale qui a acquis Domino en 1988. Il était question de contrer un plan de restructuration comme il est d’usage de dire, qui prévoyait à terme de supprimer deux cinquièmes des effectifs et de revenir sur un certain nombre d’acquis sociaux (baisse des avantages liés à l’ancienneté, diminution du nombre de jours de repos…). Malgré l’appui du puissant syndicat des dockers new-yorkais qui versait pendant un temps une compensation financière aux grévistes, le mouvement termina par s’essouffler. En effet, une grande partie des grévistes n’arrivait plus à joindre les deux bouts et le syndicat des raffineurs s’était montré trop frileux au goût des plus déterminés. Robert Shelton faisait partie de ceux-là. En 2014 il a remis les pieds dans l’usine, sans numéro et sans pointer cette fois. S’il a repris le chemin de l’usine c’est pour servir de guide dans le cadre d’une exposition qui, pour la Domino factory, a tout d’un baroud d’honneur.


APOCALYPSE, GENTRIFICATION ET SPHINX GEANT


Après la fermeture définitive de la raffinerie en 2004 s’est logiquement posée la question de l’après. Que faire de ce vestige d’un âge industriel qui appartient désormais aux manuels d’histoire ? Faire place neuve ou au contraire mettre en valeur ? Tout un temps de latence plonge la masse de brique dans un sommeil profond, comme si toutes ces années d’activité et cette fin douloureuse l’avait fatigué. Ce sommeil profond a été magnifiquement immortalisé par le photographe Will Ellis, originaire de Brooklyn, sur son site web AbandonedNYC.com. Câbles qui pendent, peintures craquelées et stores arrachés sont mis en valeur dans un esthétisme post-apocalypse tout à fait en mesure de tenir la dragée haute aux décors de Walking Dead. Ces clichés ne doivent toutefois pas donner la sensation que le lieu connaît une dépréciation, bien au contraire. Les 90 000 mètres carrés et l’emplacement de la raffinerie, sur le waterfront de l’East River avec vue imprenable sur l’île de Manhattan n’ont eu de cesse d’attirer les convoitises. Plusieurs projets ont vu le jour. Les promoteurs immobiliers sont rentrés dans des négociations chiffrées à plus de 160 millions de dollars. A l’image de la gentrification galopante qui a métamorphosé le visage de DUMBO (acronyme de Down Under the Manhattan Bridge Overpass) un peu plus au sud, il est clair que le complexe industriel de la Kent Avenue a pu attiser les convoitises. Le site est en fin de compte destiné à devenir un vaste complexe résidentiel et commercial de 35 étages au sein duquel la masse de brique de l’ancienne raffinerie sera conservée et entourée de constructions modernes et verticales (voir galerie).


C’est certainement un peu dans le souci de lui dire un dernier au revoir que Robert Shelton s’est porté volontaire pour jouer les guides dans cette exposition. Pendant neuf semaines les New-Yorkais ont en effet eu l’occasion de visiter les vestiges intérieurs de la raffinerie qui s’est pour le coup aussi métamorphosée en hall d’exposition. L’artiste Kara Walker y a réalisé une sculpture géante (40 tonnes de sucre blanc comprimé) représentant une femme africaine dans la position d'un sphinx. Pour le coup sa blancheur contraste avec la noirceur des lieux recouverts d'une couche épaisse de mélasse après des années d'exploitation du sucre. Celle-ci est par ailleurs entourée d'autres petites sculptures faîtes de sucre brun qui représentent des enfants africains. L’ensemble vise à rendre hommage aux travailleurs noirs, descendants d’esclaves, qui travaillaient sur les plantations de cannes à sucre et fournissaient donc la matière première indispensable à la fabrication du sucre Domino. Robert Shelton, ayant des origines africaines, native-américaines et trinidadiennes, est en fin de compte à la croisée de toutes ces histoires. Et c’est ce qui l’a poussé à proposer ses services lorsqu’en lisant le journal il est tombé sur un article traitant de l’exposition. Sa démarche s’inscrit dans la même veine que celle du grapheur, BD.White, qui avait joué du pochoir et attiré mon attention en ce matin frais de février 2014. Le message est transmis de manières différentes mais chacun, à sa manière, participe à la sauvegarde de Domino et de ce qui fait Brooklyn. Robert Shelton sait qu’après l’exposition une page va se tourner dans l’histoire de la raffinerie. Faut dire qu’il a eu le temps de se faire une raison pendant ses dix années de retraite. Maintenant son souhait c’est que dans le Domino de demain les logements restent abordables pour que des « gens ordinaires, comme lui », puissent faire partie du renouveau du quartier.


Certains géographes comparent les villes à des êtres vivants dans le sens où il s’agit d’entités qui ne sont pas figées dans le temps, mais qui au contraire évoluent en étant sensibles et animées par certaines dynamiques (protection, industrialisation, motorisation des ménages, migrations, gentrification…). En 2001, à l’occasion d’un papier sur la grève qui secouait la raffinerie, le journaliste S.SERRE du New-York Times parlait de la Domino factory « comme d’un dinosaure qui a échappé à l’extinction ». En effet, quiconque a déjà mis les pieds à New-York, et s’est donné la peine de lever un peu les yeux, a été interpellé par cette masse d’un autre âge qui contraste avec les codes de l’urbanisme local. Mais ce qui fait la beauté de ce « dinosaure » c’est sa capacité à nous « ouvrir des portes ». Sa précieuse capacité à nous raconter des histoires, se tenir là comme « témoin de la mémoire industrielle et du patrimoine portuaire » (P.Gras) à l’heure des espaces urbains standardisés à coups d’implantations de Starbucks.


Marvin MORILLEAU

 

GALERIE


 

Sitographie :


- Photographie des champs de cannes à sucre en Jamaïque en 1891 (Photo by Valentine and Sons) : Lien

- Sur l’exposition “A Sublety” also titled the “Marvelous Sugar Baby” par Kara Walker : Lien

- L’histoire de la raffinerie : Lien

- Sur la famille Havemeyers : Brooklyn By Name (NYU Press, 2006)

- Une carte où sont répertoriés les anciens sites industriels de Brooklyn : Lien

- Mémoire d’ouvrier, l'article sur Robert Shelton dans The Atlantic : Lien

- Sur la grève de 2001 dans l’usine DOMINO par le NY Times : Lien

- Le diaporama de la raffinerie à l’abandon par Will Ellis : Lien

- "Le chapeau de Vermeer " de Timothy Brook

- Dans la revue « Urbanités », un article de référence de Pierre Gras : La recomposition du waterfront new-yorkais, entre patrimoine, gentrification et mobilisation sociale (avec des notamment des précisions sur les politiques urbaines menées par la ville de NY) : Lien





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